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Le déficit de nature : un diagnostic à poser avec ou sans précaution ?

Une analyse d’Adeline Loodts - Décembre 2019

  • Icone de thématique Fondamentaux de l’ErE

Près de 15 ans après son apparition aux USA, le concept de déficit de nature ou de manque de nature, popularisé par le journaliste américain Richard Louv, fait désormais parler de lui de l’autre côté de l’Atlantique. La presse de chez-nous commence à en relayer le message : « Les enfants de 2019 ne jouent plus assez dehors », indiquait le site de la RTBF au mois de janvier dernier. Or, peut-on continuer d’y lire, « un contact plus régulier avec la nature permettrait un meilleur épanouissement chez les enfants qui bénéficieraient entre autres de meilleures notes à l’école et souffriraient moins du stress ». Étonnamment, l’expression n’a reçu dans la littérature que fort peu de considérations critiques. Cette analyse poursuit l’objectif de revenir sur l’expression de Richard Louv afin d’en approcher certaines limites et d’identifier les implications pour le domaine de l’écopédagogie.

Thématiques

  • Le déficit de nature
  • Relation enfant/nature
  • Écopédagogie
© Julien Lam

Le déficit de nature : quésaco ?

C’est en s’appuyant sur des études scientifiques démontrant les bienfaits de la nature sur les symptômes du « déficit d’attention
avec ou sans hyperactivité » que l’auteur conceptualisa le « déficit de nature ». Suivant le conseil de son éditeur, le terme fut repris en première page de couverture. Bénéficiant effectivement de la popularité du diagnostic, l’ouvrage deviendra rapidement un best-seller.

Le concept désigne désormais ce phénomène dont traite le journaliste américain : en une génération, la relation à la nature s’est profondément modifiée avec comme corollaire la réduction de l’espace de jeu durant l’enfance, désormais limité aux espaces intérieurs. Comme le rapporte le journal The Guardian, une enquête britannique révèle que les ¾ des enfants passent moins de temps à l’extérieur que les détenu·es, soit moins d’une 1h par jour !

Or, « que représente l’extinction du condor pour un enfant qui n’a jamais vu un troglodyte mignon ? 1 » nous interpelle Robert Pyle, qui avait déjà introduit cet autre concept : « l’extinction de l’expérience nature ». Dit autrement, comment ces enfants (futurs adultes) pourraient-ils s’engager en faveur de la nature sans la connaitre ? Le problème, nous expose Richard Louv, c’est que sans ce contact avec la nature, nous mettons en danger notre santé. Se basant de manière rigoureuse sur un certain nombre d’études scientifiques et des témoignages d’expert·es, l’auteur souhaite montrer qu’un tel changement impacte autant la santé physique et émotionnelle de l’enfant que son développement cognitif et sa créativité.

Dans le domaine de l’éducation relative à l’environnement francophone, cet enjeu de santé publique fut notamment développé sous la plume de Louis Espinassous (2014), en France, et de François Cardinal (2010), au Québec.

À quoi la faute ?

Les causes invoquées et généralement reprises dans les médias sont la technologie, l’usage abusif des écrans, l’urbanisation croissante (et le manque d’accessibilité des espaces verts), les horaires surchargés, l’hyper-protection parentale (ces fameux parents hélicoptères 2) et la peur de l’enlèvement. Si bien que, perdant l’habitude de sortir, nous finirions par ne plus y percevoir de
l’intérêt et d’en avoir véritablement peur (peur de la nature, de la météo, de se blesser, …).

Prescription : de la vitamine N !

En réponse à cette problématique, Richard Louv lance un vaste mouvement aux États-Unis, The Children & Nature Network, visant à promouvoir les bienfaits de la nature sur le développement de l’enfant au travers de la communication d’articles scientifiques et de la promotion de programmes d’éducation à l’environnement. L’image reprise ci-après est par exemple tirée d’une campagne de
sensibilisation diffusée par un organisme de protection environnementale partenaire.

Bien que l’on puisse regretter que les auteurs ne se soient pas intéressés à la dynamique belge, l’ouvrage récemment publié, « L’enfant dans la nature » de Matthieu Chéreau et Moïna FauchierDelavigne, l’un et l’autre consultant et journaliste, tente de rendre compte d’une telle « révolution verte de l’éducation » en France et en Europe.

Chez nous, à côté des initiatives existantes et parfois très anciennes (portées par exemple par les mouvements de jeunesse et diverses associations), se déploient également de nouvelles dynamiques tout autant associatives, parentales que citoyennes. Le collectif Tous Dehors qui rassemble ainsi des acteurs de différents horizons se constitue en 2012, inspiré par la dynamique Sortir en France lancée en 2008, cherchant à favoriser l’accessibilité des sorties en nature par la mise en place d’actions concrètes.

Le déficit de nature : un faux diagnostic ?

Dickinson (2013), suivi par Fletcher (2017), semblent être les premiers à critiquer explicitement l’approche de Richard Louv. D’entrée de jeu, la construction linguistique du terme peut remettre en question le projet même de reconnexion. Pour Fletcher, le concept s’apparente à la figure de style de l’oxymore : où se joue l’impossible association des contraires. Affirmer que nous devons nous reconnecter avec la nature en réponse à cette rupture peut effectivement et de manière toute paradoxale renforcer l’impression d’en être séparé.

Si le terme en lui-même évoque déjà cette opposition homme/nature, loin de la dépasser, le message véhiculé pourrait constituer un discours environnemental faussé qui déforme la problématique dont il est question. Les auteurs en appellent ainsi à une analyse culturelle plus profonde, surlignant que le problème se réfère à des causes qui ne sont encore que des manifestations d’une problématique plus ancienne, mettant en jeu nos perceptions et nos représentations de notre rapport au monde.

Nous sommes au fond dans ce récit environnemental structuré en deux temps, nous dit Dickinson : la perte du lien à la nature et la reconnexion, ce qui pourrait faire penser que c’était mieux avant et qu’il suffit d’aller dehors pour se reconnecter. Or, la génération d’avant était-elle réellement plus connectée à la nature ?

Utilisant le terme d’ « amnésie générationnelle environnementale », le psychologue Peter Kahn (2002) pointe combien les personnes normalisent et idéalisent leur propre enfance, où chaque génération prend alors comme point de référence la condition dégradée qu’ils connaissent. La situation n’était donc pas plus idéale dans les années 1950, et ce même si statistiquement les enfants sortaient davantage. Dickinson rappelle qu’en 1962 Rachel Carson dénonçait dans son livre « Le printemps silencieux » l’usage abusif des pesticides et, avec lui, ce rapport de domination de l’homme sur la nature. Au risque de ne plus entendre les oiseaux chanter, l’auteure invitait déjà à basculer de paradigme. Ainsi, les causes invoquées pourraient bien simplifier la problématique et sous-estimer une longue histoire progressive de destruction et de fragmentation de notre habitat.

N’attaquant pas le mal à la racine, les pratiques éducatives mises en œuvre pourraient contribuer à alimenter ce sentiment de rupture. Dickinson remet particulièrement en question l’usage de pratiques axées uniquement sur la dimension physique de l’activité et sur l’acquisition de connaissances scientifiques 3. Par ailleurs, même avec la plus noble intention, ce n’est pas non plus
parce que l’on emmène les enfants dehors, qu’on reconnecte. Plutôt que de penser par causalité, il s’agit d’intégrer une complexité et se rappeler l’importance de notre regard et des logiques culturelles qui conditionnent notre rapport au monde 4.

Le modèle de l’école du dehors porteur de solution ?

Chez nous, s’il n’y a pas nécessairement de lien de cause à effets, il nous apparait que la popularité du concept de déficit de nature va de pair avec l’engouement pour des pédagogies alternatives et pour le modèle éducatif d’école de la forêt. Inspirée des pédagogies scandinaves et anglo-saxonnes, l’école du dehors – comme nous l’appelons chez-nous – propose de faire classe à l’extérieur, par tous les temps, de manière plus ou moins régulière. Tout récemment, Christine Partoune publie un livre « Dehors, j’apprends » (2019) en faveur de ces pratiques extramuros plaidant pour des changements structurels dans la formation des jeunes enseignants.

Le domaine de l’éducation relative à l’environnement porté par le domaine associatif se retrouve ainsi plongé au cœur d’une nouvelle synergie : la rencontre particulière d’associations d’éducation à l’environnement avec des établissements scolaires pour l’accompagnement de projets d’éducation en nature.

Implications pour le domaine de l’écopédagogie

Si le discours entourant le déficit de nature a le mérite d’encourager et de rendre visible nombre d’initiatives portant sur une éducation dans la nature, ainsi qu’à participer à la défense de la nature comme enjeu de santé publique, nous avons souhaité dans cette analyse nous attacher au terme et à la vision implicite qu’un tel concept pourrait entretenir.

Thomas Berryman (2017) le relève pertinemment dans son article récent sur l’identité et l’engagement :

« Les titres des livres de Louv (2005) et de Cardinal (2010) témoignent d’un risque d’instrumentalisation du rapport à la nature au service de la santé avec un langage plus médical. Ce n’est pas grave en soi. Cependant une telle orientation médicale peut éclipser des questions plus larges ou plus globales de développement humain favorisant un sens de parenté et de continuité avec le monde » (p.19).

La même observation prévaut pour les écoles du dehors. Nous pourrions craindre que ces projets ne soient légitimés qu’en raison de leur impact sur les apprentissages scolaires et le bien-être de l’enfant. Cela non plus n’est pas grave en soi. Il est normal que l’école se soucie de la réussite de ses élèves et si la nature peut aider à favoriser les apprentissages, tant mieux ! Cela devient problématique si, nous semble-t-il, ce partenariat école / animateurs à l’environnement ne permet pas de dépasser ce que l’on pourrait attendre d’une forme scolaire traditionnelle. Cela engage l’articulation de nos identités et de nos postures respectives : ensemble, quelle vision de l’école du dehors souhaitons-nous défendre ?

Cela n’est pas sans poser défi pour le domaine de l’écopédagogie qui vise à transformer nos pratiques éducatives en rapport avec l’Oikos, notre milieu d’appartenance, en travaillant au cœur des représentations culturelles. Si le terme a pu susciter une synergie d’actions et de rencontres en faveur de l’éducation dans la nature, nous doutons au fond que s’en tenir à l’expression de Richard Louv puisse nous permettre aujourd’hui de transformer – reprenant les mots du professeur Gaston Pineau, « nos rapports d’usage en rapport de sage ». Il nous semble urgent de participer à un autre récit dont la trame inviterait davantage à penser une éducation centrée sur le bien commun et qui nous laisserait entrevoir l’environnement dans le sens de sa co-habitabilité 5.

 

Adeline Loodts

Notes

  1. Traduction de Mathias Lefèvre. Réf : Pyle, R. M, (2016). « L’extinction de l’expérience ». Écologie & politique. Vol. 2, n°53,
    pp. 185-196.
  2. Expression américaine désignant les parents sur-impliqués dans l’éducation de leurs enfants, au point de les restreindre dans le développement de leur autonomie
  3. Dans le domaine de l’éducation relative à l’environnement, la notion d’une « pédagogie de l’alternance » est développée par Dominique Cottereau ; pour aller plus loin : Cottereau, D. et K. Tondeur « Accompagner la construction de l’être au monde dans sa relation à l’environnement »: quelles approches pédagogiques du sensible pour favoriser les comportements écocitoyens ? », dans ‘‘Analyses’’, Productions de l’Institut d’Éco-Pédagogie (IEP), Juin 2019
  4. Pour aller plus loin : Dufrasne, M., « Apprentissages en nature et conscience environnementale, dans « Analyses », Productions de l’Institut d’Éco-Pdagogie (IEP), Décembre 2019
  5. Notion développée par Thomas Berryman. Réf : Berryman, T. (2012). Forme scolaire de l’éducation et exil des cohabitants : quels ancrages éducatifs pour la cohabitation, la « cohabitabilité » ? », Éducation relative à l’environnement. Vol. 10. En ligne : http://journals.openedition.org/ere/1280

Bibliographie

Berryman, Thomas, 2017. « Identité et engagement en éducation relative à l’environnement ». In Sauvé, L., Orellana, I., & Villemagne, C. (Dirs), Éducation, Environnement, Écocitoyenneté – Repères contemporain (p.14-46). Presses de l’Université du Québec. [Ressource électronique] Consulté sur https://books.google.be

Cardinal, François, 2010. « Perdus sans la nature ». Éditions Québec Amérique, Canada.

Espinassous, Louis, 2014. « Besoin de nature : santé physique et psychique ». Éditions Hesse, France.

Dickinson, Elizabeth, 2013. « The misdiagnosis : rethinking Nature deficit desorder ». Environmental
communication, vol 7, pp. 315–335.

Kahn, Peter H. Jr., 2002. « Children’s affiliations with nature: Structure, development, and the problem of
environmental generational amnesia ». In P. H. Kahn, Jr. & S. R. Kellert (Eds.), Children and nature:
Psychological, sociocultural, and evolutionary investigations (p. 93–116). MIT Press.

Fauchier-Delavigne, Moïna, & Chreau, Matthieu, 2019. « L’enfant dans la nature : pour une révolution
verte de l’éducation ». Paris : Fayard.

Fletcher, Robert, 2017. « Connection with nature is an oxymoron: A political ecology of “nature-deficit
disorder” ». The Journal of Environmental Education. Vol. 48, n°4, pp. 226-233.
DOI: 10.1080/00958964.2016.1139534

Partoune, Christine, 2019. « Dehors, j’apprends ». Edi.Pro.

Louv, Richard, 2005. « Last Child in the woods: saving our children from nature-deficit disorder ».
Algonquin Books.

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