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Trois pistes de solutions pour retrouver la force régulatrice de la société civile et limiter la catastrophe environnementale Interview avec Majo Hansotte

Interview avec Majo Hansotte par Kim Tondeur - Décembre 2018

  • Icone de thématique Écomilitance

Le dimanche 2 décembre 2018, nous étions près de 75000 dans les rues de Bruxelles pour réclamer de nos représentants une politique climatique plus ambitieuse. Bien au-delà des 25000 personnes annoncées, le succès de cette marche largement suivie par les associations environnementales était à la fois rassurant et sans ambiguïté. Dès le lendemain, la COP 24 à Katowice enterrait tous les espoirs soulevés la veille. Non seulement notre premier ministre Charles Michel n’y était pas présent, comme de nombreux chefs d’états, mais la Belgique s’y faisait remarquer pour avoir torpillé une proposition des états membres en faveur de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables [1]. Comment comprendre que 75000 voix en faveur du climat ne soient pas entendues ? Aujourd’hui, les luttes environnementales en Belgique peinent à avoir un impact fort. Quel pourrait être le rôle de l’éducation permanente et des associations d’Éducation relative à l’Environnement (ErE) pour sortir de cette nasse et répondre à l’urgence bien réelle ?

Thématiques

  • Contre-pouvoir
  • Violences écologiques
  • Transmissions narratives
  • Écologie radicale

Pour prolonger la réflexion

  • Suis-je victime de violences et injustices écologiques ?
  • La société civile est-elle toujours en mesure de jouer son rôle de contre-pouvoir en Belgique ?

Interview avec Majo Hansotte

Majo Hansotte : Docteure en Philosophie et Lettres, cette Liégeoise est l’auteure d’une thèse sur l’espace public contemporain ; elle en a tiré un ouvrage intitulé « Les intelligences citoyennes » et a réalisé plusieurs plaquettes méthodologiques en lien avec des préoccupations de terrain. Depuis de nombreuses années, elle a en charge la formation d’acteurs engagés dans les mouvements sociaux et associatifs, dans le développement territorial et l’éducation populaire.

La démarche de formation proposée par Majo Hansotte s’adresse à des acteurs et actrices de terrain, à des intervenants et intervenantes ainsi qu’à des citoyens et citoyennes de tous les jours. L’enjeu de la formation tourne autour de la capacité à dire le Juste et l’Injuste pour agir à travers des intelligences collectives appelées « intelligences citoyennes ».

Majo Hansotte intervient régulièrement auprès de personnes privées de parole, dont les injustices subies sont rendues inaudibles ou invisibles. Sortir de l’ombre et trouver les mots, les gestes, les actions pour dire le Juste et l’Injuste et ainsi accéder à l’espace public démocratique. En faire un levier de transformation individuelle et collective.

Pour comprendre l’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, Majo Hansotte suggère de repartir des fondements et du rôle historique de l’éducation populaire…

Repenser la légitimité et la validité de l’éducation permanente et des associations d’ErE nécessite de se tourner vers des filiations dans lesquelles s’inscrit ou devrait s’inscrire l’éducation permanente aujourd’hui. En principe, en effet, l’éducation permanente est fille de l’éducation populaire, laquelle éducation populaire s’enracine dans l’histoire du mouvement ouvrier et plus largement des mouvements sociaux chez nous et ailleurs, aux 19e et 20e siècles.

Évoquer l’éducation populaire, c’est revenir aux situations d’injustice extrêmement violentes subies par les travailleurs et leurs familles dès l’aube de la révolution industrielle et du capitalisme. Sont désignés par ces mots « éducation populaire » tous les processus portés par des acteurs volontaires, des acteurs liés « à la base » : des intellectuels, des militants, des ouvriers, des travailleurs manuels…

Dans la Belgique (en particulier francophone), marquée par l’industrie lourde et les immigrations multiples, l’Education Populaire (EP) est LE moteur des mouvements sociaux, au 20e siècle, avec un aboutissement progressif dans l’après seconde guerre. Elle est inspirée par le mouvement ouvrier, chrétien et socialiste, encadrée par les syndicats (droits du travail) et un important réseau associatif (droits sociaux et vie quotidienne).

Quelles sont les composantes fondamentales de ce que l’on appelle l’éducation populaire?

Menées par des personnes motrices impliquées dans les situations, des méthodologies accessibles à tous/toutes mettent en œuvre, entre cultures et appartenances multiples, des espaces narratifs communs de reconnaissance réciproque des injustices subies et ressenties. L’émotion (colère, tristesse, désarroi…) que l’on fait surgir et partager ainsi s’accompagne d’alphabétisation (si nécessaire), d’accès aux ressources culturelles, à des savoirs et à des analyses critiques. Le tout nourrissant une volonté, un désir, un imaginaire de justice sociale pour tous/toutes.

Cette démarche horizontale d’entreprise en entreprise, de quartier en quartier implique les êtres humains dans des NOUS offensifs porteurs d’une conflictualité, d’une lutte pour la reconnaissance par la société de leurs aspirations à travers des scénographies fortes dans l’espace public. Et l’horizontalité s’articule en synchronie à une dynamique verticale imposant au Patronat et à l’Etat une régulation, une concertation sociale.

Les mêmes repères méthodologiques activent les luttes sociétales en Belgique, des années 60 aux années 2000, (droits des femmes, des personnes Homos et Trans, euthanasie, etc.). La volonté de justice est ici portée par les associations de droits humains et surtout par des collectifs autogérés, en émergence/dissolution régulières, dans des registres d’action/expression créatifs, artistiques. Ici le travail horizontal visant les mentalités précède la pression verticale sur les normes légales.

L’éducation populaire en Belgique est liée aux modèles de société qu’on appelle pour certains « capitalismes rhénan », pour d’autres « social-démocraties », à savoir une économie capitaliste régulée par les mouvements sociaux. C’est une organisation de la société qui s’est particulièrement développée dans le Nord de l’Europe, Belgique comprise, et qui, sans être révolutionnaire (puisqu’il ne s’agit pas de sortir du capitalisme), reconnait l’importance et la nécessité de faire exister des contre-pouvoirs en mettant au cœur de la décision sociale et économique les partenaires sociaux. Nous sommes toujours héritiers de cette filiation qui cependant est violemment attaquée de façon incessante et déconstruite pas à pas.

C’est donc ce contre-pouvoir associatif et syndical qui serait en panne aujourd’hui ?

Tout à fait. Dès les années 70, on passe progressivement d’un capitalisme régulé à la globalisation néolibérale dérégulée, avec effondrement des industries lourdes et chômage de masse. Les syndicats sont contraints de se focaliser sur la défense des acquis. Et en concomitance, on assiste à une professionnalisation intense, dans les années 80, des associations d’éducation populaire traditionnelles reconnues pour beaucoup en éducation permanente, considérées comme réservoir d’emplois. Méritée sans doute, cette professionnalisation a néanmoins des conséquences, car ces associations très nombreuses optent majoritairement (sauf quelques secteurs) pour des offres de services (savoirs, formations, infos, bien-être…), abandonnant l’implication quotidienne dans les situations vécues et délaissant la mise en place d’espaces narratifs autour de l’Injuste. Auparavant simple adjuvant du mouvement social, le service devient mission principale.

Cette éducation populaire/service va se révéler impuissante face aux défis sociaux, impuissance que je vais décliner en 4 problématiques névralgiques…

Face aux vagues migratoires (en particulier d’origine marocaine ou turque,) arrivées en toute fin d’industrie lourde, que l’on n’a pas ou peu accompagnées, les « confiant » en grande partie à l’encadrement religieux, on constate l’absence ou la faiblesse de démarches EP là où il aurait fallu, quartier par quartier, des personnes investies dans des processus de transmission narrative et sensible des luttes pour les droits sociaux (chez nous et ailleurs, y compris les luttes pour les droits civiques et la décolonisation). Dès ce moment-là (fin des années 60 et début des années 70), l’EP n’a pas su transposer dans le contexte postindustriel les méthodologies narratives de reconnaissance réciproque entre cultures multiples ; n’a pas su susciter une connaissance/reconnaissance réciproque des parcours entre « nouveaux opprimés » et  » opprimés déjà là depuis plus ou moins longtemps ». Contribuant ainsi (avec d’autres facteurs) à la mise en compétition des oppressions, sous l’injonction d’un multiculturalisme essentialisant néolibéral.

Face à l’austérité qui, depuis dix ans en Europe, jette des populations entières dans les bras des partis nationalistes, conservateurs, xénophobes, l’EP n’a pas su développer des méthodologies de résistance en faveur d’une régulation.

Face à l’économie numérique algorithmique qui nous prend de vitesse et explose les protections sociales, absence aussi du côté de l’EP de méthodologies suffisamment critiques, novatrices et offensives.

Face au chaos climatique, faiblesse enfin des approches cognitives, notamment proposées par l’EP, focalisées sur le fait de savoir, de prédire, d’aligner des arguments scientifiques, un savoir pourtant impuissant à nous mobiliser de façon suffisamment forte pour imposer des bifurcations radicales.

Dans ce contexte, quel est l’enjeu central, selon toi ?

L’histoire des mouvements sociaux porteurs de changements à laquelle je faisais référence nous enseigne que l’engagement et la mobilisation viennent finalement du choc du vécu (le sien et celui des autres), de la manière dont on l’intègre et dont on décide de l’investir pour faire évoluer un quotidien vers plus de bien-être et plus de justice. Finalement, cette articulation émotions-raison, qui peut passer par des transmissions symboliques fortes, est le moteur de l’engagement.

L’intelligence narrative est celle qui développe notre capacité à raconter des situations injustes : en témoigner pour amener chez ceux qui accueillent ce récit un engagement. La valorisation des récits citoyens repose d’abord sur la reconstruction personnelle d’une situation vécue dans la vie quotidienne, personnelle, sociale ou professionnelle, ou en situation de guerre, de crise. Elle peut se raconter oralement, s’appuyer sur l’écriture, sur la BD, le récit /photos, la vidéo, le théâtre, l’expression corporelle…

Un récit est toujours subjectif, c’est là sa force. La personne qui met son expérience en récit est amenée souvent inconsciemment à pratiquer deux démarches. La première démarche consiste à rassembler des souvenirs épars et à les ramener à la mémoire, en les nommant et en leur donnant un poids, une orientation positive ou négative. Dans les cas d’injustices graves, cette remémoration peut favoriser un début de reconstruction de la personne. Partager sur le sens d’une vie avec d’autres permet de s’arracher à un monde insensé ou à l’éclatement numérique…

La seconde démarche replace les souvenirs dans un récit séquencé chronologiquement, de façon tout à fait subjective, mais très significative d’une intentionnalité consciente ou inconsciente à l’œuvre chez la personne narratrice. Un récit où quelque chose est ressenti, vécu se sous-tend d’une vision implicite ou explicite d’une vie bonne, plus juste : soit que s’y exprime la quête d’un mieux, soit que se vivent une menace ou la perte d’une vie juste et digne.

Cette vision latente d’un devenir plus juste va permettre un travail collectif d’interprétation et d’universalisation du récit, au-delà du subjectif individuel. Car le récit n’est pas pratiqué comme source de distraction: il s’inscrit dans un pacte humain où la mise en présence physique, quand elle est possible, est une force.

Un tel pacte implique l’exigence pour les êtres qui partagent un même espace de parole de construire un rapport éthique entre la personne qui raconte et celles qui reçoivent le récit. La personne qui raconte s’engage à être sincère par rapport à ce qu’elle a vécu et ressenti et celles qui écoutent s’engagent à respecter la personne narratrice par une écoute réelle et à construire avec elle une perspective future à son témoignage, une perspective commune, fidèle à des espérances personnelles et collectives.

Cette reconnaissance réciproque, je l’appelle « pacte narratif » qui peut se jouer en synchronie (mise en présence physique dans un même espace-temps) comme évoqué plus haut, mais aussi en différé (accueillir un récit transmis par le net, un article, un livre y compris un livre d’Histoire). L’essentiel étant la réception respectueuse du récit, l’engagement à construire une fidélité à ses espérances, à travers des démarches qui potentialisent le récit pour en faire un moteur d’actions réelles.

Je pense donc que du point de vue de la mouvance écologiste et des associations environnementales, la question centrale se pose en ces termes : comment restaurer des processus de partage de vécus liés à des violences et injustices écologiques, afin de mettre les personnes en mouvement dans un conflit mobilisateur qu’elles reconnaissent, identifient comme le leur et dans lequel elles désirent entrer.

La voie à suivre pour répondre à l’urgence écologique et climatique serait donc similaire à celle qui guidait les luttes menées hier par l’éducation populaire ?

Jusqu’à un certain degré, oui. Les questions écologiques ont aussi leurs particularités propres. L’une d’entre elles – et pas la moindre – étant que beaucoup ne sont apparemment pas convaincus de la violence des réalités climatiques et écologiques auxquelles la planète fait face, pourtant connues et étudiées depuis des décennies par la science. Des astrophysiciens Hubert Reeves et Aurélien Barrau, en passant par le militant médiatique Nicolas Hulot et les rapports rigoureux du GIEC [2], des voix autorisées nous annoncent la catastrophe en cours et la fin du vivant – sauf ressaisissement magistral et mesures radicales- si bien que l’on n’a jamais été aussi au fait de ce qui est en train de nous arriver. Mais ce savoir semble rester impuissant, comme s’il restait bloqué au niveau mental.

Il y aurait un rapport froid, distant, au savoir écologique ?

Oui, c’est ça. Les menaces que le système fait peser sur le vivant sont encore perçues et vécues dans un registre essentiellement mental : un problème pour la mouvance écologiste. Comme la perte de biodiversité ou la désertification, par exemple. Ce n’est pas pareil qu’un voisin racontant les maltraitances subies à l’usine. Il y a une difficulté plus grande à transmettre des vécus et à en faire un moteur d’engagement pour des désastres lointains géographiquement ou qui concernent d’autres espèces que la seule espèce humaine. Et donc une difficulté à adhérer affectivement et émotionnellement, à se mobiliser et à s’engager dans une lutte commune.

Mais ce n’est pas le seul problème. L’impuissance à réguler le système pousse elle-même au déni collectif des réalités climatiques et écologiques. Ou encore à la peur, qui elle-même engendre souvent le déni. Qui plus est, la croyance dans un progrès infini et salvateur, qui nous préserverait de la catastrophe à venir, a bel et bien la peau dure. Or si elle permettra peut-être de sauver une poignée privilégiée qui en aura les moyens, la performance technologique seule ne résoudra en rien les dangers encourus par le plus grand nombre.

Par ailleurs, force est de constater que les émotions sont parfois mal utilisées dans la cause écologique car, comme évoqué, mises au service de la peur. De mon point de vue, la peur n’a aucun intérêt pour la mobilisation. Ce qui compte, c’est au contraire l’indignation, la colère, le refus, et surtout le désir d’une vie bonne pour tous et toutes : le fait de prendre avec soi le vécu ici et ailleurs et de se projeter ensemble dans un avenir meilleur.

Tu poses un constat très clair sur le défi actuel pour l’écologie. Quelles seraient selon toi des pistes concrètes pour s’engager dans cette voie et activer les intelligences écologiques collectives ?

Je ne pense pas qu’il soit encore possible d’éviter la catastrophe écologique dans laquelle nous sommes déjà empêtrés. Mais il reste possible de s’engager dans ce que l’ingénieur et philosophe français Jean-Pierre Dupuy appelle un « catastrophisme éclairé » [3]. C’est-à-dire ne pas nier la réalité de la catastrophe mais tout mettre en œuvre, dès aujourd’hui, pour qu’elle soit la moins destructrice possible. Pour aller vers ce futur supportable, il va cependant falloir mettre les bouchées triples. Personnellement, j’imagine pour cela 3 grandes pistes méthodologiques.

Rétablir la transmission mobilisatrice

Une première piste : multiplier les situations de transmission de récits de souffrances liés à la violence écologique.

Il s’agit de faire émerger et faire circuler des récits de partout sur la planète ; de créer des espaces de paroles capables de tisser des liens entre les désastres écologiques que les humains vivent ici et ailleurs. Sur le plan méthodologique et pédagogique, il s’agirait donc de construire des processus de reconnaissance réciproque : imaginer comment de tels récits peuvent être transmis vers des citoyens de façon à ce que ceux-ci se laissent atteindre et se mettent en mouvement. Les réseaux numériques pourraient faciliter une telle démarche, mais il faut rester vigilants à leur égard et dépasser les logiques au fond commerciales et algorithmiques de diffusion–consommation d’un savoir qui reste souvent de l’ordre du cognitif.

Il y a par exemple énormément d’ONG et d’associations en Afrique ou en Amérique latine qui font un travail fantastique de dévoilement et de dénonciation des drames écologiques ou climatiques, notamment envers les femmes, les premières victimes. Mais ce travail ne nous parvient souvent que sous la forme de récits médiatiques, ces récits qui font de la narration la pire des choses, nous amenant à nous distraire, à consommer la souffrance des autres pour « passer le temps » et ne nous mettant pas en mouvement.

Une suggestion prometteuse pourrait être de travailler, ici en Belgique, avec des publics migrants. Avec des personnes qui ont été exposées, dans leur pays d’origine, à des réalités comme le stress hydrique, la désertification, le déboisement, la sous-alimentation, etc. L’idée étant de faire émerger de cette manière des récits d’injustice où les composantes de base de la vie humaine sont détruites (respirer, manger, boire, se loger, apprendre, s’exprimer, se soigner, protéger et éduquer ses enfants, vivre en paix… ce que Dardot et Laval appellent « Commun »[4]).

Outre les vécus humains, il serait tout aussi important de faire parler les espèces : comment faire raconter aux espèces animales et végétales menacées et malmenées les souffrances et les drames qui leur arrivent d’une manière qui active chez nous humains un pacte narratif et nous mette en mouvement ? Voilà une autre question méthodologique intéressante qui appelle à un travail de « traduction » : comment peut-on faire parler les espèces et entendre ce qu’elles nous racontent ?

Une telle suggestion peut paraitre abstraite à priori, mais il faut pouvoir se laisser inspirer par les rapports différents qu’entretiennent certaines sociétés non-occidentales à la nature et au monde vivant. Les sociétés animistes, par exemple, qui postulent l’existence d’un esprit animant l’ensemble des êtres vivants et non-vivants, comme les arbres, les rivières ou encore les pierres. Selon de telles convictions, les différents éléments de la nature sont donc dotés d’une « âme » et, d’une certaine manière, nous parlent. Dans la perspective de « faire parler les espèces », des auteurs comme Philippe Descola ou encore Bruno Latour, qui ont étudié ces sociétés, peuvent inspirer l’éducation populaire [5].

Une autre possibilité serait de produire des récits d’anticipation narrative capables de faire vivre et de transmettre, dès aujourd’hui, les réalités catastrophiques de demain. Celles auxquelles seront exposés nos enfants, par exemple. Et surtout transmettre avec force l’espérance trahie d’une vie bonne et le désespoir qui en résulte. « Dans 30 ou 40 ans, voici ce que les gens nous raconteront ».

S’engager dans la radicalité du conflit

Cette première piste de la transmission forte au sein d’un pacte narratif permanent serait cependant insuffisante voire néfaste si elle n’était accompagnée d’une prise de conscience de la radicalité du conflit. Susciter l’émotion pour l’émotion a peu d’intérêt : il faut susciter l’émotion en tant que moteur d’engagement dans un conflit majeur où nous nous devons d’affronter avec force le capitalisme dérégulé et la globalisation sauvage, ce qui renvoie à d’autres intelligences citoyennes selon la terminologie que j’ai construite : l’intelligence prescriptive et argumentative, à savoir, exiger, affronter, analyser, construire des revendications argumentées… (Hansotte 2005, 2017/18) [6].

Tant que nous resterons dans le système économique dominant actuellement, nous irons à la catastrophe et le vivant disparaitra. Cette catastrophe n’est pas aménageable au moyen de quelques réformes. La mouvance écologiste a donc la responsabilité d’impliquer et de s’impliquer – ce qu’elle fait trop peu jusqu’à présent – dans une conflictualité suffisamment radicale eu égard à l’urgence du problème. Certains collectifs en lutte comme les zadistes [7] en France ou les actions de désobéissance civile en Allemagne autour des mines ou encore chez nous la Plateforme Citoyenne de Soutien aux Réfugiés entrent dans cette radicalité du conflit et sont constitués de gens qui sont prêts à aller à l’affrontement, y compris physique lorsqu’ils sont réprimés (ce qui ne veut pas du tout dire « casser pour casser »). L’écologie doit pouvoir s’inspirer de tels collectifs et réaliser qu’elle est dans un affrontement vertical nécessitant que se constituent des forces locales et internationales assez puissantes pour imposer un changement radical de paradigme économique [8].

On n’ose plus trop parler de capitalisme aujourd’hui…

C’est vrai. Et si on ne commence pas par là… ! S’engager dans la radicalité du conflit, cela implique notamment de nommer le conflit. À l’époque des mouvements ouvriers, on n’hésitait pas à parler de capitalisme horrible, cruel, inacceptable…et donc de l’exigence de le dépasser, de changer de modèle économique et à défaut, en tout cas, de le réguler, d’exiger des redistributions, des droits sociaux, etc. Tous les mouvements sociaux porteurs de changement ont nommé le conflit dans lesquels ils s’engageaient. D’une certaine manière, c’est en cela que la sortie de Nicolas Hulot, lors de sa démission du poste de Ministre de la Transition écologique et solidaire, a pu marquer les esprits : il a rompu avec un certain statu quo en nommant le conflit et sa radicalité nécessaire.

Entamer des démarches de déconstruction radicale

Une troisième piste méthodologique complète le travail sur le récit, les émotions et sur la radicalité du conflit : entamer (ou renforcer) une opération de déconstruction radicale de l’écologie néolibérale. « Économie verte », « développement durable », etc., sont autant de concepts trompeurs au service d’une économie productiviste qui a réussi à récupérer les revendications écologiques pour maximiser ses profits et mieux nous enfermer dans des processus aliénants.

Méthodologiquement, cette troisième piste serait relativement simple à mettre sur pied : quels sont les concepts écologiques trompeurs et quels sont les moyens à mettre en œuvre pour les détricoter et faire apparaitre la conflictualité radicale qu’ils contribuent à dissimuler ?

Et d’autres déconstructions seraient utiles aussi. On pense partout que les catastrophes climatiques et écologiques, ce sera surtout grave « ailleurs ». De tels imaginaires et préjugés pourraient aussi faire l’objet d’un travail de déconstruction qui aiderait à relocaliser et à rendre « réel » le changement climatique par exemple, mais aussi, dès lors, à faciliter l’émergence et le partage de témoignages liés à des injustices écologiques et climatiques.

En termes de posture et d’encadrement pédagogique, quelles sont les implications des pistes que tu suggères ? Travailler par le biais des émotions peut être compliqué et parfois mettre mal à l’aise…

La méthodologie avec laquelle je travaille invite chacun et chacune à se remémorer une situation de violence subie qu’il ou elle n’osait pas se remémorer ou énoncer. Le travail de la personne animatrice est donc de soutenir cette remémoration. Dans le cas du changement climatique, et puisque la plupart des groupes que je rencontre lors de mes animations semblent penser que tout va bien chez nous, le défi pédagogique est que ces groupes se laissent percuter par une émotion qui au départ n’est pas la leur mais peut le devenir, afin de relancer la transmission narrative des injustices et violences écologiques. Ensuite, en petits groupes, il s’agit de faire circuler les réactions et les émotions ; qui certes peuvent déborder à un moment ou un autre (pleurs, etc.) mais qui permettent d’identifier plus facilement ce vers quoi on veut se mettre en mouvement et pourquoi. Il est donc évident qu’il ne faut pas avoir peur des émotions. Il faut au contraire pouvoir former aux émotions les éducateurs à l’environnement.

Adopter une conception moraliste de l’ErE, apprendre le triage des déchets par exemple, est certainement plus confortable. Mais si elle reste en dehors des processus méthodologiques de travail sur la transmission, sur le pacte narratif, sur la mise en colère et en indignation, en vue d’un mouvement collectif et vers de réelles perspectives d’action, une telle stratégie passera à côté du véritable combat à mener.

Finalement, en revient toujours à la nécessité de sortir d’une écologie consensuelle ?

Oui, tout à fait. Pour moi les trois priorités seraient (a) des approches narratives qui mettent les gens en mouvement (b) vers un affrontement radical et (c) opérer la déconstruction d’une série de concepts qui actuellement font illusion et consensus.

Selon moi, le problème de l’écologie politique et associative aujourd’hui est précisément de ne pas proposer de programme assez radical. L’éco-civisme n’est pas inutile, tout comme une certaine dose de culpabilisation individuelle qui l’accompagne habituellement, mais ce discours seul est contre-productif. C’est surtout largement insuffisant pour produire un changement important. Là encore s’avère nécessaire le travail de déconstruction dont on parlait : c’est une illusion de penser que trier ses poubelles et se déplacer à vélo permettra d’éviter la catastrophe climatique. Cette position pourrait finalement s’avérer contre-productive car ce qui est en cause c’est un modèle planétaire économique, culturel, social injuste, qui profite aux plus nantis, centré sur le profit et la Finance.

Ce discours écologique moralisateur a aussi de plus en plus de mal à passer me semble-t-il, d’autant plus quand les fins de mois sont difficiles. Le succès rapide et international du mouvement des gilets jaunes le montre bien.

Oui. On ne peut pas faire porter aux petites gens uniquement la responsabilité d’un destin collectif pour lequel, au fond, ils ne sont pas fautifs. Qui plus est et malgré un préjugé répandu, les franges les plus démunies de la population sont aussi bien souvent plus écologiques par obligation : on conserve longtemps un sac plastique d’une grande surface, on ne va pas en vacances en avion tous les trimestres, on ne se surchauffe pas, on ne gaspille pas l’électricité, on n’a plus de voiture et en tout cas pas des grosses voitures, on ne mange pas du bœuf tous les jours, etc. Ce n’est certainement pas la pauvreté qui rend particulièrement pollueur, pourtant cette association infamante et injuste existe.

Par contre, on voit bien qu’il y a justement là toute une souffrance et un vécu liés à des injustices économiques et écologiques qui n’attendent qu’à s’exprimer, à être partagées et entendues. Et c’est exactement – en partie du moins – ce qui est en train de se passer et qui a mené nombre de personnes, de manière plus ou moins inattendue, à converger dans une conflictualité forte et verticale dans l’espoir d’un avenir meilleur.

D’autres groupes pourraient s’en inspirer. Il n’est pas impossible d’imaginer, par exemple, un mouvement international des parents en colère face à la catastrophe à venir et aux injustices écologiques auxquelles seront confrontés leurs enfants. Mettre un enfant au monde – d’autant plus dans le contexte que nous connaissons – doit être porteur d’émotions fortes. Plutôt que le déni et la peur, pourquoi ne pas imaginer que ces émotions servent à se mettre en route vers un affrontement ?

Notes

  1. https://www.lesoir.be/193725/article/2018-12-04/deux-jours-apres-la-marche-pour-le-climat-la-belgique-se-dissocie-des-ambitions
  2. Le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat, créé par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement.
  3. Dupuy, Jean-Pierre, 2004. Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain. Paris : Seuil.
  4. Dardot, Pierre et Christian Laval, 2014. Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris : Éditions La Découverte.
  5. Voir notamment Latour, Bruno, 2018, Esquisse d’un parlement des choses, Ecologie & Politique, 56, pp.
  6. Hansotte, Majo, 2005. Les intelligences citoyennes. Comment se prend et s’invente la parole collective. Bruxelles : De Boeck.
  7. Le terme « zadistes » est dérivé de l’acronyme ZAD, pour Zone à Défendre. Le zadisme fait référence à une stratégie d’action qui vise l’occupation par des citoyen·ne·s, militant·e·s et associations des territoires qu’ils et elles entendent protéger ; cela face à des projets de développement notamment.
  8. Certains collectifs et associations ont déjà mis la barre dans une telle direction. C’est le cas notamment de l’asbl Climat et Justice Sociale ou encore du Réseau ADES (le réseau pour des alternatives démocratiques, écologiques, sociales).

Pour aller plus loin

Dardot, Pierre et Christian Laval, 2014. Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle. La Découverte.

Dupuy, Jean-Pierre, 2004. Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain. Paris : Seuil.

Latour, Bruno, 2018. « Esquisse d’un parlement des choses », Ecologie & Politique, 56, pp. 47-64.

Hansotte, Majo, 2005, 2008. Les intelligences citoyennes. De Boeck Université

Hansotte, Majo, 2013. Mettre en œuvre les intelligences citoyennes. Edition Le monde selon les femmes

Hansotte, Majo, 2017. Juste? Injuste? Activer les intelligences citoyennes. Édition Delfi

De Muelenaere, Michel, 2018. Deux jours après la marche pour le climat, la Belgique se dissocie des ambitions européennes, Le Soir, [en ligne]. Consulté le 12 Décembre 2018. URL : https://www.lesoir.be/193725/article/2018-12-04/deux-jours-apres-la-marche-pour-le-climat-la-belgique-se-dissocie-des-ambitions

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