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Développer des intelligences citoyennes ? Plus facile à dire qu’à faire !

Cet article est un extrait d’un article plus complet publié dans l’ouvrage collectif « Éducation, environnement et développement durable : vers une écocitoyenneté critique », sous la direction de Barbara Bader et Lucie Sauvé, éd. Les Presses de l’Université Laval, coll. L’espace public, 2011.

Table des matières

Introduction
1. Des compétences collectives aux compétences citoyennes
2. Développer des compétences citoyennes : quels sont les enjeux ?
Bibliographie

Introduction

Le développement de compétences citoyennes, qui est l’un des axes majeurs de l’éducation relative à l’environnement (ErE), s’appuie sur des pratiques collaboratives qui peinent à se déployer étant donné le décalage important avec la culture ambiante dans notre société.

Cet article propose des outils d’analyse d’un dispositif de formation visant le développement de compétences collaboratives au sein d’un groupe d’acteurs.

En un premier temps, nous clarifierons nos référents théoriques en ce qui concerne les enjeux de l’éducation à la citoyenneté : la notion de compétence collective, le concept de citoyenneté et la notion de compétences citoyennes.

Nous proposerons ensuite des indicateurs pour l’analyse de la formation étudiée, articulés autour de quatre enjeux majeurs relatifs au développement de compétences citoyennes :

  • Passer d’une perspective « Je/Nous » à une perspective « Pour Nous Tous »
  • Construire une démocratie substantielle en équilibrant les axes Participation, Identité, Compétences et Changement sociétal
  • Conjuguer les dynamiques individuelles et collectives
  • Travailler collectivement les décalages entre valeurs et conduites.

1. Des compétences collectives aux compétences citoyennes

Dynamiser et enrichir l’apprentissage individuel par le groupe, c’est l’objectif central et traditionnel des travaux en petits groupes. Mais, si l’ErE s’y accorde volontiers, c’est aussi et surtout parce que ces méthodes sont incontournables pour assurer l’apprentissage des compétences collectives qui participent au développement de la citoyenneté, et en particulier de l’écocitoyenneté.

La citoyenneté est entendue ici non seulement comme l’exercice individuel des droits civiques et politiques, ou comme la prise en compte de l’impact au niveau collectif de ses actes et comportements individuels quotidiens, dont l’écocitoyenneté est une des dimensions, mais surtout comme une pratique politique consistant à oser sortir de sa bulle privée pour s’engager dans l’espace public, afin d’y défendre ses opinions à propos du bien commun. C’est en quelque sorte participer pleinement à l’entretien de l’assise et au développement de la démocratie « substantielle » (Bengoa, 1996) qu’investissent les mouvements sociaux qui militent pour le partage équitable de la production sociale et le renforcement de la société civile. Nous y ajoutons volontiers « et pour la préservation ou la restauration d’un environnement de qualité ».

Pour être à même d’occuper cette difficile et courageuse position, il faut avoir développé des compétences collectives, à savoir des compétences « qu’aucun n’aurait pu détenir, ni inventer ou construire seul » (Beillerot, 1991), qui résultent de la conjugaison de compétences individuelles et qui sont plus que l’addition de chacune :

  • constituer et entretenir un groupe autour d’une cause commune,
  • mutualiser les informations,
  • débattre dans l’espace public,
  • réaliser un diagnostic partagé d’une situation ou d’un territoire,
  • énoncer collectivement la critique d’un projet politique,
  • coopérer, collaborer,
  • négocier, pactiser,
  • manifester, résister publiquement…

On le pressent : apprendre à développer des compétences collectives implique de changer notre rapport au pouvoir, qui dépend lui-même de notre rapport au savoir.

Les stratégies d’apprentissage s’inscrivant dans une perspective socioconstructiviste intègrent des pratiques qui participent en profondeur à une éducation démocratique. L’éducation à la démocratie substantielle est renforcée par l’exercice d’une « démocratie épistémologique » (Desautels et Larochelle, 1992, p.77-78) : prise de conscience de la diversité des points de vue, modélisation, construction de règles d’acceptation des modèles, argumentation, négociation.

Pour que ces compétences collectives accèdent au statut de compétences citoyennes, elles doivent s’exercer dans un contexte de réalité. En l’occurrence, il s’agit de sortir des murs rassurants de l’école pour investir l’espace public, au sens où l’entend Majo Hansotte : « Il y a de l’espace public chaque fois qu’en différents lieux, un temps est consacré par des citoyens à énoncer leurs exigences, leurs analyses, leurs refus. » (Hansotte, 2005, p. 211). Elle met en garde, cependant, contre le danger de « considérer la société civile comme l’accumulation d’intérêts particuliers ouvrant sur une cacophonie » (op. cit., p. 10), ou d’idéaliser cette société civile en la parant des vertus de l’innocence et en la considérant comme un « groupe » sans conflits d’intérêts en son sein. D’où l’importance de la médiation d’un « espace public local et mondial » imposant la recherche de l’intérêt général, où il s’agit de veiller à déjouer le renforcement de « la privatisation grandissante de l’agir social et politique par des réseaux d’acteurs ou d’associations fonctionnant selon leur logique propre » (op. cit., p. 11).

Le combat d’un individu, d’un groupe social ou d’une société civile sera donc qualifié de « citoyen » dans la mesure où les personnes se mobilisent pour des « causes communes » (défense du commerce équitable ou vigilance à l’égard des OGM, par exemple).

2. Développer des compétences citoyennes : quels sont les enjeux ?

Dans notre contexte socioculturel, quels sont les enjeux sous-jacents au développement de compétences citoyennes ?

Dans le cadre de cet article, nous retiendrons quatre enjeux majeurs, soit autant de grilles de lecture pour évaluer un dispositif de formation :

  • Passer d’une perspective « Je/Nous » à une perspective « Pour Nous Tous » (Hansotte, 2005) ;
  • Construire une démocratie substantielle en équilibrant les axes Identité, Participation, Compétences et Changement sociétal (Bengoa, 1996) ;
  • Conjuguer les dynamiques individuelles et collectives ;
  • Travailler collectivement les décalages entre valeurs/croyances et conduites.

Ces différents enjeux sont liés entre eux par un axe central : travailler l’appartenance à une communauté, à la fois communauté de vie, communauté d’intérêts et communauté d’apprentissage, mais aussi communauté ancrée dans un environnement qui la constitue et qu’elle contribue à constituer.

C’est sur ce dernier point que l’ErE apporte sa touche fondamentale : la prise en compte des relations que les individus et les sociétés nouent avec l’environnement. C’est donc d’une citoyenneté territorialisée dont il s’agit, à savoir une citoyenneté qui s’exprime non seulement dans l’espace public au sens où Majo Hansotte l’entend, mais aussi dans un espace que des être vivants (humains ou non) occupent et se sont appropriés pour y vivre.

2.1 Passer d’une perspective « Je/Nous » à une perspective « Pour Nous Tous »

Dépasser l’intérêt individuel pour prendre en compte l’intérêt collectif ne va pas de soi. Il s’agit là d’abord d’une disposition intérieure, d’une attitude à orienter vers davantage d’altruisme, par un processus relativement complexe. L’affirmation politique dont il s’agit lorsqu’on parle de compétences citoyennes reposerait sur la constitution d’un « pour Nous Tous » (fig. 1), résultat de la conjonction d’un « pour Nous » territorialisé (« Nous », c’est toi et moi, c’est notre groupe social, notre quartier, notre village, notre pays,…, ici, hier, aujourd’hui et demain) et d’un « pour Tous » déterritorialisé (ils, elles, eux, ici et ailleurs, hier, aujourd’hui et demain) (Hansotte, 2005).

Cette perspective sous-entend que le passage du « Je » au « Pour Nous Tous » ne va pas de soi et résulte d’un apprentissage éthique et cognitif complexe. Ainsi, nous avons à prendre conscience que notre langue, le plus souvent à notre insu, conditionne notre manière de penser le « Je » et le « Nous ».

Dans les cultures occidentales, l’affirmation du « Je » est primordiale et se distingue du « Nous » tribal ou communautaire, ancré dans la tradition, exerçant un contrôle sur les « Je » et leurs interactions, cimenté par un imaginaire collectif. Le « Nous » que nous utilisons implicitement en énonçant des « il faut… » est une manière de donner de la hauteur au « Je » qui s’exprime, une manière de dominer le débat en s’auto-instituant prescripteur. Ou encore, quand nous participons à une réunion en tant que membre d’une association, les limites entre notre « Je » et le « Nous » sont-elles clairement définies ? Quand nous émettons un avis, prenons-nous la peine de préciser au nom de qui nous nous exprimons ? Et si cet avis est controversé, ne sommes-nous pas tentés d’utiliser le « Nous » pour le consolider en faisant appel à « l’esprit de corps » ?

Sur le plan structurel, un des obstacles à franchir pour arriver au « Pour Nous Tous » est de considérer le problème abordé à différentes échelles, aussi bien dans le temps que dans l’espace, et de prendre conscience de leur l’emboîtement. Il s’agit d’apprendre à penser à partir d’un vécu particulier, dans un contexte particulier, puis de partir à la recherche du Bien commun et de l’Intérêt général.

Cette exigence implique de prendre l’habitude de se situer dans un temps long et d’être dans la résistance critique : « se réapproprier différents passés, celui de sa collectivité et celui des autres collectivités, se projeter dans différentes visions du futur, savoir envisager le sort de ceux qui sont morts ou qui ne sont pas encore nés, le sort de ceux qui ne peuvent pas parler, … » (Hansotte, op.cit., p. 57).

2.2 Construire une démocratie substantielle en équilibrant les axes Participation, Identité, Compétences et Changement sociétal

José Bengoa, sociologue chilien, propose quatre axes pour contribuer à la construction d’une démocratie substantielle.

  • D’abord, il s’agit de constituer un groupe en s’appuyant sur la participation, envisagée comme exercice de la démocratie à l’intérieur du groupe, et sur la construction d’une identité.
  • Ensuite, le défi est d’amener le groupe en formation à se tourner vers l’extérieur en le dotant de compétences supplémentaires et en l’équipant des habiletés lui permettant de devenir un acteur de changement du sociosystème.

Pour lui, tout projet éducatif qui ne travaille que sur un seul axe est réducteur. Ainsi, travailler exclusivement sur le changement sociétal conduit à l’endoctrinement ; se contenter d’acquérir des savoirs aboutit au technocratisme ; concentrer l’essentiel de la formation sur l’identité risque de précipiter le groupe dans le communautarisme, tandis que la participation à tout crin mène droit au populisme.

2.3 Conjuguer les dynamiques individuelles et collectives

L’engagement citoyen implique en général d’être désireux et capable de s’associer à d’autres personnes. Afin de travailler en profondeur cette dimension, la méthodologie de formation s’appuiera sur une dynamique collective d’apprentissage collaboratif.

Que faut-il entendre par « dynamique collective », dans le cadre d’une formation ?

Nous l’entendons par les attitudes et les comportements qui témoignent d’un désir profond : celui d’avoir envie d’aller plus loin avec la personne qui encadre la formation et dans le cadre de cette dernière, que ce soit à titre individuel et/ou au niveau du groupe des participants.

L’adjectif « collectif » sera, pour notre propos, rapproché du substantif « Collectif », qui désigne un groupe de personnes qui assurent d’une manière concertée une tâche politique, sociale, syndicale, professionnelle, précise.

Cette dynamique collective, nous l’envisageons comme une dynamique de collaboration, plutôt que de coopération. Il y a souvent confusion entre les concepts de coopération et de collaboration dans le langage courant.

Dans les deux cas, il s’agit de passer du « faire tout seul » au « faire ensemble », du « penser seul » au « penser ensemble » pour atteindre un objectif commun.

La différence se situerait d’une part au niveau des bénéfices attendus, d’autre part dans la manière d’oeuvrer ensemble.

Pour D. Pollard (2005), le plus grand bénéfice attendu de la coopération, c’est le gain en temps et en coût, grâce à la division des responsabilités et des tâches entre les partenaires, tandis que dans la collaboration, c’est un saut qualitatif qui est recherché, à savoir atteindre des résultats collectifs qu’aucun n’aurait pu atteindre seul (par exemple, des idées innovantes qui émergent grâce à l’émulation dans un brainstorming, ou encore avoir une meilleure compréhension d’une situation complexe grâce au croisement de plusieurs regards).

Pour Henri et Lundgren-Cayrol (2001), dans la coopération, l’interdépendance entre les partenaires et la fréquence des contacts nécessaires sont considérables et nécessitent une coordination et un contrôle mutuel important, tandis que dans la collaboration, l’autonomie des individus est fondamentale et l’obtention de résultats ne nécessite pas de contrôle fort, comme l’illustre le graphique ci-dessous (figure 2).

Si la collaboration peut exister sans coopération, l’inverse n’est sans doute pas possible car toute prise de parole suppose, pour faire son chemin, une collaboration active, synchronique ou différée, entre les interlocuteurs. D’ailleurs, pour que le dialogue commence à exister, il faut au préalable une reconnaissance réciproque de ces derniers.

Retenons tout l’enjeu d’installer d’abord, dans un dispositif de formation, ce qui contribuera à développer le sentiment d’être entouré d’interlocuteurs « valables ».

Comment engendrer et développer une dynamique collective de type collaboratif ?

Nous pouvons postuler qu’une bonne dynamique dépendra de l’équilibre entre les échanges (donner-réceptionner) entre tous les acteurs. Chaque activité proposée dans un dispositif pourrait donc être évaluée au regard de cette question : qui donne/réceptionne et à qui ?

  • L’axe « Donneurs » met en évidence le fait que le dispositif de formation est basé sur l’autosocioconstuction des savoirs, où l’implication conditionne l’apprentissage.
  • L’axe « Récepteurs » (plutôt que « Receveurs ») met en évidence l’aspect dynamique de l’échange, le fait qu’une énergie nouvelle émane de l’accueil de ce qui est donné : ce qui est donné est transformé et pas seulement stocké.

La question du « quoi » donner et recevoir pourrait être considérée comme subsidiaire par rapport à la question de la dynamique des échanges. Ce serait négliger un élément important : les « dons » n’ont probablement pas tous la même valeur aux yeux de chacun, notamment en fonction de leur nature. En outre, la qualité et l’importance des échanges seront subjectivement et intuitivement appréciées par chacun, en fonction de ses représentations de ce qu’est une formation, par exemple, et donc de ce que la personne en attend. Ainsi, si ce qu’elle attend d’un formateur, c’est qu’il lui apporte des savoirs, elle sera certainement très déçue dans un dispositif autosocioconstructiviste où le formateur « donne » des attitudes telles sa confiance dans les potentialités de chacun et du groupe, son respect des différences, des « objets » issus de sa créativité, comme des dispositifs méthodologiques appropriés, ou innovants, etc. De même, aura-t-elle l’impression de perdre son temps lorsqu’elle aura été invitée à donner d’elle-même aux autres.

  • Le terme « Individu » désigne une personne participant à la formation, ou plusieurs personnes appartenant à une même association mais se comportant comme indivis, c’est-à-dire quand l’intérêt de l’association représentée jouera un rôle prépondérant dans les dynamiques à l’œuvre au sein de la formation, quel que soit le cheminement ou l’avis des personnes présentes.
  • Le terme « Collectif » est pris au sens défini plus haut, tandis que « Groupe » s’applique à un collectif qui se reconnaît une identité commune. En formation, des participants qui ne se connaissent pas et qui sont mis autour d’une tâche commune constituent un collectif ; au fil du temps, et selon chaque cas d’espèce, il est possible qu’un « esprit de groupe » naisse de surcroît, voulu ou pas par les formateurs.
  • On classera dans les rubriques « Collectif/Groupe » tout ce qui relève de l’acquisition ou du don de quelque chose qui est intrinsèquement lié au fonctionnement du groupe de type collaboratif ou coopératif.
  • Les observations dans la rubrique « Individu-Individu » (I-I) concernent ce qu’un participant apporte de spécifique ou reçoit à titre individuel, même si l’objet spécifique est donné à tous, comme par exemple le partage de ressources ou de savoirs. Il serait également intéressant de repérer et d’y classer, si elles sont proposées de manière formelle, les séquences de réflexivité individuelle, qui participent directement à la dynamique individuelle et indirectement à la dynamique collective.
  • Dans la rubrique « Collectif-Individu » (C-I), seront classés les résultats d’une dynamique collective dont un individu (ou une association) peut tirer profit à titre personnel, comme, par exemple le fait de se sentir reconnu et valorisé par la réussite d’un projet mené en commun ou le fait de profiter d’un dispositif d’échange de savoirs. En suivant la terminologie proposée par Majo Hansotte, nous y classerons donc les actions d’une société civile qui poursuivent des intérêts individuels, comme une manifestation pour soutenir une personne en particulier.
  • Les résultats dans la rubrique « Individu-Collectif » (I-C) relèveront de ce qu’un individu donne à tous indistinctement et qui permet au groupe de mener une activité (par exemple donner son point de vue pour établir un diagnostic partagé, participer activement à un brainstorming ou à un débat collaboratif), ou de développer une compétence collective, comme l’apprentissage de la négociation ou de la collaboration.
  • Les résultats dans la rubrique « Collectif-Collectif » (C-C) concernent des fruits qui reviennent ou pourraient revenir au collectif, ou avoir une incidence sur lui. Par exemple, arriver à une vision communément admise d’un concept va faciliter la communication dans le collectif par la suite et contribuer à créer une communauté intellectuelle ; les perceptions sociales dominantes sur l’état du monde aujourd’hui vont avoir une incidence sur la mobilisation du collectif ; la négociation d’un contrat de partenariat (où l’on assume ensemble les risques, la réussite ou l’échec de l’opération) va permettre la mise en œuvre opérationnelle de l’accord de coopération ou de collaboration. La relation est nécessairement réciproque et forcément liée à l’existence du collectif, ici et maintenant. On y classera évidemment la mise en œuvre d’intelligences citoyennes, au sens entendu plus haut.
  • Dans les rubriques « Formateur », on notera ce que le formateur (ou l’équipe de formateurs) apporte ou reçoit et qui se rapporte à la formation proprement dite.
  • À la rubrique « Formateurs-Individus » (F-I), on trouvera ce que les formateurs proposent pour stimuler la participation et l’engagement de chaque participant au processus de formation et devenir davantage acteur que consommateur.
  • Dans la rubrique « Formateurs-Collectif » (F-C), seront classées les interventions des formateurs qui permettent de catalyser les intelligences individuelles pour les mettre en synergie. On y consignera également les outils et méthodes qui aident le groupe à évoluer, qui manifestent de la part des formateurs des signes d’attention aux tendances individualistes qui peuvent paralyser une dynamique collective au sens large, le groupe devenant et se comportant en quelque sorte comme un individu ayant tendance à se replier sur lui-même.
  • Les rubriques « Individus-Formateurs » (I-F) et « Collectif-Formateurs » (C-F) mettront en évidence les séquences qui apportent des informations innovantes aux formateurs dans leur recherche permanente en pédagogie.
  • La rubrique « Formateurs-Formateurs » (F-F) se rapporte à la dynamique au sein même de l’équipe de formation et aux pratiques autoréflexives des formateurs.

2.4 Travailler collectivement les décalages entre valeurs et conduites

Pour développer des compétences citoyennes, le travail collaboratif aura notamment pour objet l’écart entre les valeurs et les conduites.

En effet, si l’on considère le champ de l’éducation formelle, l’école obligatoire en Belgique francophone semble peu s’occuper de manière structurelle de compétences collectives, alors que les vertus démocratiques y sont officiellement encouragées dans le décret qui définit les finalités de l’enseignement (décret mission du 24 juillet 1997).

Même si l’on peut avancer que la coopération est vaguement exercée par le biais de travaux de groupe occasionnels ou d’activités extraordinaires, son apprentissage n’est ni ciblé ni systématisé, et rarement dans une perspective citoyenne au sens politique du terme. Pour preuve de cette assertion, aucun texte relatif à l’évaluation n’évoque autre chose que des compétences individuelles.

Les exemples qui suivent illustrent aussi le peu de pénétration concrète de cette culture démocratique dans laquelle chacun a pourtant l’illusion de baigner. Ainsi, environ 350 étudiants en formation initiale à l’Université de Liège pour devenir enseignants ont été interrogés trois ans d’affilée sur leur expérience de pratiques démocratiques à l’école ; à peine 5% d’entre eux répondent pouvoir en identifier quelques unes, se résumant au fait d’avoir été délégué de classe ou d’avoir pu choisir la destination du voyage de fin d’études secondaires. La même question relative au milieu familial recueille encore moins de réponses positives ; de surcroît, les expériences relatées n’ont parfois que peu de rapport direct avec l’exercice de la démocratie substantielle, se cantonnant à la conquête progressive de quelques libertés individuelles. Dans le cadre de formations continues d’enseignants, les mêmes questions donnent à peu près les mêmes résultats : si chacun proclame évidemment son attachement à la démocratie en tant que valeur ou vision de la société, le bilan devient bien maigre une fois que l’on examine les conduites en classe ou à la maison. Nous sommes loin de la concrétisation d’une démocratie substantielle !

Un des enjeux de l’éducation à la citoyenneté sera donc d’essayer de réduire l’écart entre valeurs et conduites démocratiques, notamment en proposant de vivre, dans le cadre d’une formation, de nouvelles expériences qui préparent à l’exercice d’une démocratie substantielle.

Si la rupture est suffisamment forte, elle engendrera une dissonance cognitivo-affective qui créera une brèche intéressante (« je me rends compte que ce que je pense en ce moment est en contradiction avec ce que je fais ou pense d’habitude »). Ce nœud est crucial, et l’aborder collectivement en formation peut faciliter une prise de conscience féconde, quand les uns et les autres s’éclairent réciproquement : l’énonciation des fondements des conduites habituelles traduira une recherche de cohérence, de références et de valeurs qui assuraient la légitimité de ce que la personne faisait ou pensait « par habitude ».

Tentons, par exemple de prendre la mesure de l’imprégnation « sournoise » d’un système de pensée et de valeurs et qui peut entraver le développement de compétences collaboratives, bien malgré nous : il ne faut pas « perdre notre temps », nous ressentons de la culpabilité à faire des choses dont l’utilité n’est pas justifiable, la controverse idéologique nous terrorise, à qui perd gagne, self made man, il faut « capitaliser » les savoirs et savoir-faire…

Dans le cadre d’une formation, les conditions à la fois méthodologiques et éthiques dans lesquelles sera orchestrée une énonciation de ce qui fait dissonance sont dès lors primordiales, car les théories implicites de chacun apparaissent progressivement au gré de la confrontation en groupe.

Dans une ambiance positive de pratique du « respect et du doute fraternel », selon une très belle expression reprise dans la Charte du Réseau Citoyens – Citizens Network Justice et Démocratie, le processus de déconstruction-reconstruction des subjectivités peut s’opérer pour arriver à intégrer les nouvelles données, et ainsi aider chacun à se mettre à jour.

Travailler les décalages par l’énonciation s’avère ainsi, dans son essence même, une pratique collective de type collaboratif, dont les résultats sont imprévisibles et probablement intimement liés au caractère unique du groupe constitué.

Qu’elle choisisse de se réunifier en modifiant ses conduites et/ou ses valeurs, ou qu’elle assume sereinement ses contradictions, la personne fait désormais un choix conscient, qui relève de l’émancipation sociale. L’attitude intérieure modifiée conduit au passage à l’acte, une nouvelle grille de lecture opérationnelle est adoptée, sur la base de nouvelles normes. Le changement sera alors incorporé et la nouvelle théorie retournera peu à peu dans l’ombre de la personne agissante, au fur et à mesure de la diminution du contrôle exercé par la pensée réflexive, individuellement ou collectivement.

Bibliographie

Beillerot, Jacky (Octobre 1991), « Les compétences collectives et la question des savoirs », Cahiers pédagogiques, n° 297, p. 40-41.

Bengoa, José (1996), « L’Éducation pour les Mouvements Sociaux », Antipodes, n° spécial « L’action sociale pour quoi faire ? », Bruxelles, ITECO.

Collectif (2005 et 2007), Rapports de recherche du projet ANCHORA, financé par les Services fédéraux belges de Programmation de la Politique Scientifique, Bruxelles, Ulg, IEP et Cassiopéa. http://www.anchora.be Y a-t-il 2 rapports, un en 2005 et l’autre en 2007 ? oui

Desautels, Jacques et Larochelle, Marie (1992), Autour de l’idée de science, itinéraires cognitifs d’étudiants, Bruxelles, De Boeck Université.

Hansotte, Majo, (2005), Les intelligences citoyennes, Bruxelles, De Boeck Université.

Henri France et Lundgren-Cayrol Karin (2001), Apprentissage collaboratif à distance : pour comprendre et concevoir les environnements d’apprentissage virtuels, Québec, Presses de l’Université du Québec.

Pirotton, Gérard (1994), « Métaphore et communication pédagogique. Vers un usage délibéré de la métaphore à des fins pédagogiques », Recherches en communication, n° 2, dossier Métaphores 2, p. 73-89.

Pollard, Dave (2005), Will that be the cooperation, cooperation or collaboration ? http://blogs.salon.com/0002007/cate….

Pourtois, Jean-Pierre et Desmet, Huguette (2004), L’éducation implicite – Socialisation et individualisation, Paris, PUF, Coll. Éducation et formation.

Rullani, Enzo (Mai 2000), « Le capitalisme cognitif : du déjà vu ? » (trad. A. Corsani), Multitudes, http://multitudes.samizdat.net/arti….

Décret du 24 juillet 1997, définissant les missions prioritaires de l’enseignement en Belgique francophone, Gouvernement de la Communauté française, www.cdadoc.cfwb.be/cdadocrep….

Pour citer cet article : C.Partoune, 2011. « Développer des intelligences citoyennes ? Plus facile à dire qu’à faire ! », extrait d’un article du même titre publié dans Barbara Bader et Lucie Sauvé, « Education, environnement et développement durable : vers une écocitoyenneté critique », Les Presses de l’Université Laval, coll. L’espace public, 2011. Extrait disponible en ligne sur le site de l’Institut d’Eco-pédagogie, dans le répertoire d’outils, rubrique « Eco-citoyenneté », édité en janvier 2011.
URL : https://ecotopie.be/publication/developper-des-intelligences-citoyennes

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